Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Vivement demain

Blue seed for a new Paradise

9 Mars 2018 , Rédigé par Marcel Dehem

Blue seed for a new Paradise

 

 

 

 

Blueseed for a

New Paradise

 

 

 

 

 

Une Nouvelle de

Marcel DEHEM

 

 

 

« Alors Dieu dit à Noé : la fin de toute chair est arrêtée devant moi ; car [les hommes] ont rempli la terre de violence ; voici, je vais les détruire avec la terre. » (Genèse 6.13)

 

 

 

«...L’arche était-elle suffisamment grande pour transporter toutes les sortes d’animaux nécessaires ? L’arche mesurait 300 x 50 x 30 coudées (Genèse 6.15), soit environ 137 x 23 x 13,7 mètres, ce qui donne un volume de 43 200 m³. A titre de comparaison, disons que ce volume équivaut à 522 wagons de marchandises, chacun d’eux pouvant transporter 240 moutons... »

 

Deux extraits de « Nos Origines en Question

Logique de la Création »

 

Première édition en français, 2004. Titre de l'ouvrage dans l'édition originale en langue anglaise

 

 

« The Revised and Expanded Answers Book »

 

Les méduses

 

 

 

Eli effleura sa puce Wi-Fi Tesla en passant son doigt derrière son oreille gauche pour l'activer avant de se tourner vers l'unité centrale pour télécharger le documentaire sur l'Origine.

Eli était fasciné depuis toujours par l'histoire mythique des Origines comme tous les résidents de la plateforme Blueseed for New Paradise (1). Blueseed dérivait actuellement dans les eaux internationales, au large de la Californie en direction de l'Alaska. L'île flottante que les enfants d' Elon (2) appelaient familièrement The Ark (3) était une structure de cinq kilomètres de diamètre qui s'inspirait des plate-forme pétrolières, dites gravitaires, mises au point à la fin du vingtième siècle pour exploiter l'énergie fossile en eau profonde.

 

(1) Au début du XXIè siècle des projets de ville flottante initiés par les géants de la Silicon Valley ont vu le jour

le Bluessed Terraces, a été la première plate-forme ancrée dans les eaux internationales au large de la Californie. C'était encore un navire géant qui abritait notamment des boutiques, des restaurants et même un terrain de foot. L'objectif était de permettre à des milliers d’entrepreneurs étrangers non possesseurs de la précieuse green card de venir travailler dans la Silicon Valley en les installant sur une ville flottante.

(2) du nom du fondateur de ces unités de vie, Elon Musk, également connu pour les colonies martiennes qu'il a créé avec sa compagnie Space X. Elon est un tricentenaire respecté sur Blueseed où il a élu domicile depuis deux cent cinquante ans.

(3)The Ark l'Arche, en référence au mythique bateau dans lequel Noé avait embarqué avec les animaux pour survivre au Déluge.

La technologie du dernier siècle avait permis l'amélioration de ces structures. Les piliers, immergée à cent mètres de profondeur servant de ballast, étaient équipées de turbines alimentées par l'énergie solaire captée sur la plate-forme. Blueseed pouvait ainsi se déplacer à la vitesse de 10 nœuds.

Ely parcourut les fichiers qui s'inscrivirent à sa demande sur ses lentilles de contact connectées pour trouver The Revised and Expanded Answers Book. Le texte sacré apparut devant ses yeux. Il commanda mentalement une musique d'ambiance Ruisseau, oiseaux et insectes sans les paysages alpestres qui allaient avec. Il commença à lire :

...Ils sont nombreux, les chefs de gouvernement et les responsables de l’éducation de nations jadis chrétiennes, que la Bible appellerait des « fous ». Ils se prennent pour des sages, mais en niant l’existence de Dieu ou en Lui barrant l’accès à leur propre vie, ils ont fait d’eux-mêmes des « fous ». C’est la pensée évolutionniste si bien répandue – celle qui dit que tout s’est fait par des processus naturels, que Dieu peut être jeté aux oubliettes – qui est la raison première de cet abandon de la foi en Dieu. « On ne nie pas qu’il y ait ici œuvre architecturale », raisonne-t-on, « on dit simplement qu’il n’y a pas eu d’architecte...

 

Il s'arrêta un instant en songeant aux nombreuses conséquences qu'avaient eu l'abandon de Dieu. Cet orgueil scientiste qui avait caractérisé le monde occidental il y a deux siècles. Cette impiété qui avait favorisé le péché et provoqué par réaction, la montée des extrémismes en particulier chez les musulmans. Il avait fallu tant de temps pour que le Livre sacré s'impose enfin...

Un petit signal sonore le tira de sa méditation en lui indiquant que quelqu'un cherchait à le contacter. Le visage d' Anne, le directeur technique des espaces verts s'incrusta dans ses lentilles. « Bonjour Eli, que Dieu te protège (1) Tu as déjà pris ta douche?

Euh...pas encore, pourquoi ?

Tu as bien fait, nous avons un problème d'alimentation en eau ce matin. La station de pompage est engorgée par les méduses. On a tout arrêté pour ne pas endommager l'usine de désalinisation. Il va falloir que l'on vidange tout le circuit et qu'on nettoie les cuves. Tu peux venir tout de suite ?

J'arrive ! C'est des Rhopilema esculentum ?

Ouais !

Alors je sais ce qu'on va manger aujourd'hui (2)

Dépêche-toi, le terminal est inondé de messages d'alertes des capteurs de la serre des solanacées (3) et j'ai déjà eu un appel du directeur du terrain de golf qui me demande quand il vont pouvoir arroser le green.

 

  1. La formule « Que Dieu te protège » était devenue chez les créationnistes une phrase rituelle que tous les résidents prononçaient sans y penser pour se saluer comme deux siècles plus tôt le « inch Allah » des musulmans.

     

  2. Certaines méduses comme la Rhopilama esculentum qui, comme les autres espèces pullulent dans les océans depuis la disparition des espèces pélagiques due à la surpêche jusqu'au milieu du vingt et unième siècle sont consommées sur Blueseed for New Paradise. La Rhopilama esculentum était déjà consommée séchée en Asie, en particulier au Japon notamment, coupée en lamelles sous forme de salades et marinée dans une sauce sucrée acidulée pour compenser son goût un peu fade. Sa texture croquante et caoutchouteuse s'apparente à du concombre ou à du poulpe (source Wikipédia )

     

    (3)La famille des solanacées regroupait sur Terre des milliers d'espèces mais seuls les pommes de terre, les tomates, les aubergines et les piments sont cultivés en hors sol sur Bluessed.

Eli détestait être en contact avec l'océan et les espèces aquatiques qui y vivaient. Même si son travail consistait à superviser, à l'intérieur d'un module sous-marin capable de résister à des pressions considérables, le travail des robots nettoyeurs, il se sentait toujours terriblement angoissé au milieu de l'élément liquide. Il attribuait cette angoisse à la forte impression que le récit du déluge biblique lui avait fait.

« Alors Dieu dit à Noé : la fin de toute chair est arrêtée devant moi ; car [les hommes] ont rempli la terre de violence ; voici, je vais les détruire avec la terre. » (Genèse 6.13) (1)

Cette sentence prononcée par son robot d'apprentissage durant sa jeunesse l'avait profondément marqué. Il se souvient encore des questions angoissées qu'il posait à Euclide « Est-ce qu'il y a eu un nouveau déluge ? Est-ce qu'un jour l'océan va se retirer ? Est-ce que Dieu est toujours en colère contre nous ?...» Les réponses de son robot d'apprentissage, quoique pleine de la sérénité propres aux algorithmes de tous les robots d'apprentissage, ne l'avaient que partiellement rassuré. Et ce n'est pas les visions d'animaux aquatiques aperçus lors de ses missions de plongée qui l'avaient débarrassé de son malaise.

Il croyait en Dieu mais il craignait également les monstres marins. Il avait failli s'évanouir le jour où un calmar géant s'était attaqué à l'un des robots nettoyeurs. Le monstre surgi des profondeurs avait littéralement foncé sur le robot comme sur une proie avant de disparaître sous le coup de la décharge électrique que l'engin nettoyeur lui avait infligé.

 

 

(1) Extrait du livre des créationnistes « Nos origines en question » Page 161. Chapitre 10 intitulé « Le Déluge a-t-il recouvert toute la Terre. À noter que l'auteur rappelle que le mot hébreu pour parler du Déluge imposé par Dieu est mabboul.

 

Tous les résidents de Blueseed, sans oser l'avouer, avaient la même phobie de l'élément liquide qui les entourait. Ils ne connaissaient pourtant rien d'autre, exceptés quelques grands anciens qui avaient commencé leur vie sur Terre.

Eli était un H+, comme tous les résidents. Conçu par ectogenèse (1), pourvu d'un génome modifié grâce à la technique Crispr- Cas9 (2) mise au point au début du vingt-et-unième siècle, il ne souffrait d'aucune pulsion délétère. Pas de pulsion sexuelle, pas de pulsion d'agressivité ou de mort. Les H+ étaient délivrés de ce qui constituait la principale menace pour la Civilisation.

Il était arrivé à terme le 7 février 2274 et s'était vu affecté le robot Euclide qui l'avait d'abord bercé en lui chantant des comptines avant de lui enseigner la Véritable histoire du Monde. C'est évidemment avec le livre sacré qu'Euclide lui avait appris à lire. Il avait dix ans lorsqu' Euclide l'avait autorisé à diversifier ses lectures.

 

 

(1) L’ectogenèse est la procréation d’un être humain qui permet le développement de l'embryon et du fœtus dans un utérus artificiel, assumant les diverses fonctions (nutrition, excrétion, etc.) de l’utérus humain.

Ce terme a été inventé par le généticien britannique JBS Haldane en 1923. Il a été repris par Aldous Huxley dans son livre Le Meilleur des Mondes (1932).

  1. Cas9 est une endonucléase d'ADN guidée par ARN, c'est-à-dire une enzyme spécialisée pour couper l'ADN avec deux zones de coupe actives, une pour chaque brin de la double hélice. La protéine Cas9 est associée au système immunitaire adaptatif type II de CRISPR (Clustered Regular Interspaced Short Palindromic Repeats). Cette enzyme utilisée initialement dans la thérapie génique, est utilisée depuis deux siècles pour reformater le cerveau durant la périsode de gestation dans la matrice artificielle. C'est toujours l'industriel MONSANTO qui détient depuis 2016, les droits d'exploitation du procédé.

 

En sortant de sa capsule de vie privée, il croisa son voisin Melchior (1) qui, au vu de sa démarche éthérée, revenait sans doute de sa séance hebdomadaire de Mindfulness (2)

Tous les résidents avaient droit à cette thérapie et il ne serait venu à l'esprit de personne de manquer une séance de mindfulness.

Eli éprouvait toujours un bien-être merveilleux durant les deux premiers jours qui suivaient sa mindfulness et il attendait toujours avec impatience la prochaine séance.

Une bourrasque de vent chaud le frappa au visage lorsque la capsule de transport s'ouvrit en deux dans un chuintement soyeux en annonçant « sas numéro 2 réservé aux techniciens de la station de pompage...code d'accès validé...bonne journée»

Il se glissa dans l'edge de service de la station de désalinisation après avoir contemplé durant quelques instants les dômes étincelants disséminés sur Blueseed. Le plus grand, le dôme Elon Musk, était le centre technico-religieux de la communauté Blueseed for New paradise. Il dominait le green de toute sa puissance dédiée à la technoreligion et était surmonté d'un cruciforme de trente mètres de haut qui irradiait un rayon lumineux porteur de cantiques codés à destination du centre de la galaxie.

  1. les prénoms des résidents sont indifféremment féminins ou masculins. L'attribution du prénom par le Centre de Natalité est uniquement dicté par un algorithme qui prend en compte le capital génétique et la date de première mise en circulation.

  1. La pleine conscience ou mindfulness est un état psychologique qui centre l'individu sur le moment présent. La méditation, par contre, est une technique pour atteindre cet état de pleine conscience le plus souvent possible. La thérapie cognitive MBSR est un programme d'exercices de méditations qui vise la réduction du stress et la disparition des états d'angoisse.

 

« Niveau – 5 présentez votre accréditation en travaux de maintenance sous-marine...Il ne vous reste plus que cinq semaines...voulez-vous valider maintenant votre demande de mise à jour ?

    Oui! » répondit Eli en essayant de ne pas penser aux tests qu'il allait devoir à nouveau subir. En particulier la sortie en milieu marin pour reconnecter un robot plongeur par quarante mètres de profondeur. Il esquissa un signe de croix à l'abri de la webcam au moment où il vit Anne qui s'affairait déjà devant le poste de commande.

    « Le Seigneur soit avec toi » dit Anne pour le saluer.

    Et avec ton esprit » répondit Eli selon le rituel en vigueur.

    Regarde-moi ce magma dégoûtant, dit Anne en pointant le doigt vers l'écran de contrôle.

    Eli eut un haut-le-cœur en voyant la masse gélatineuse qui s'était agglomérée devant les grilles de protection de la pompe.

    On envoie Poséidon nettoyer toute cette soupe du diable, dit Anne en s'asseyant devant son pupitre.

    Eli s'assit également en empoignant le levier de commande du robot de récupération, une bouche béante de matériaux composites, bourré de capteurs, pourvu d'un filet capable de stocker quarante tonnes de matière organique ou de matière plastique qui deux cents ans après les derniers rejets continuaient à proliférer dans les océans. Tout en se promettant de ne pas choisir la salade de Rhopilema esculentum qui serait au menu aujourd'hui.

    Le chapitre 6 du Livre sacré consacré à la question du risque d'une explosion de population animale s’il n’y avait pas de prédateurs défila devant ses yeux « ...Nous voyons que, dans le monde déchu d’aujourd’hui, la mort et les prédateurs sont des moyens utiles pour éviter une surpopulation de la Terre par l’une ou l’autre espèce... Dieu donna le commandement de « remplir la terre » (Genèse 1.22, 28) ; aussi, une fois la Terre remplie, le commandement ne s’appliquant plus, la croissance démographique se serait arrêtée.»

    Eli, avant de se mettre au travail, pensa que cette prolifération de méduses dans les océans était bien la preuve que l'on vivait encore dans un monde déchu mais que Dieu ne tarderait sans doute pas à rétablir l'équilibre originel.

    Pendant qu'Anne guidait Poséidon à l'intérieur du système d'aspiration, Eli manœuvrait son robot aspirateur dont le filet de récupération se gonflait de minutes en minutes. Il était temps de pulvériser cette masse gélatineuse de plusieurs tonnes avant de l'expulser vers le fond. Une demi-heure après l'alerte le circuit de pompage de la station de désalinisation fonctionnait à nouveau pour le plus grand plaisir du directeur du golf et des cinq milles résidents de Blueseed.

    À la sortie du sas numéro 2, ils furent accueillis par le spectacle désormais courant mais toujours impressionnant d'une tornade qui semblait se diriger vers Blueseed. Les vents de 600km/h ne présentaient aucun danger pour la plate-forme dont les structures en forme de dômes avaient été conçus de par leur forme et leur composition pour y résister mais les résidents étaient invités à se mettre à l'abri. Le dôme protecteur du terrain de golf était d'ailleurs en train de recouvrir le green où quelques silhouettes se déplaçaient nonchalamment sur le fairway sans s'émouvoir de l'approche de l'énorme entonnoir d'eau chargé de ces hideuses créatures flasques qui allaient recouvrir les allées piétonnières si la tornade passait sur Blueseed.

    Eli ne put s'empêcher d'adresser une prière silencieuse au Dieu créateur qui manifestait sa colère divine sur les terres émergées de manière bien plus violente depuis plus de deux siècle. Ces terres habitées par ceux que l'on appelait les pauvres diables qui, par leur entêtement et leurs vies dissolues subissaient depuis deux siècles la malédiction divine. Il récita, tandis que la capsule de transport le transportait vers le dôme Elon Musk pour la prière du matin, les paroles de Paul aux Romains « La colère de Dieu se révèle du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes qui retiennent injustement la vérité captive, car ce qu’on peut connaître de Dieu, est manifeste pour eux, Dieu le leur ayant fait connaître. En effet, les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient comme à l’œil, depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages. Ils sont donc inexcusables, puisque, ayant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâces ; mais ils se sont égarés dans leurs pensées, et leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. Se vantant d’être sages, ils sont devenus fous ; et ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible en images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes, et des reptiles. C’est pourquoi Dieu les a livrés à l’impureté selon les convoitises de leurs cœurs ; en sorte qu’ils déshonorent eux-mêmes leurs propres corps ; eux qui ont changé la vérité de Dieu en mensonge, et qui ont adoré et servi la créature au lieu du Créateur, qui est béni éternellement. Amen ! C’est pourquoi Dieu les a livrés à des passions infâmes : car leurs femmes ont changé l’usage naturel en celui qui est contre nature ; et de même les hommes, abandonnant l’usage naturel de la femme, se sont enflammés dans leurs désirs les uns pour les autres, commettant homme avec homme des choses infâmes, et recevant en eux-mêmes le salaire que méritait leur égarement. Comme ils ne se sont pas souciés de connaître Dieu, Dieu les a livrés à leur sens réprouvé, pour commettre des choses indignes, étant remplis de toute espèce d’injustice, d’impureté, de méchanceté, de cupidité, de malice ; pleins d’envie, de meurtre, de querelle, de ruse, de malignité ; rapporteurs, médisants, impies, arrogants, hautains, fanfarons, ingénieux au mal, rebelles à leurs parents, dépourvus d’intelligence, de loyauté, d’affection naturelle, implacables, sans miséricorde. Et, bien qu’ils connaissent le jugement de Dieu, déclarant dignes de mort ceux qui commettent de telles choses, non seulement ils les font, mais ils approuvent ceux qui les font. »

    Eli, comme à chaque fois qu'il se répétait les paroles du Livre Sacré, fut saisi de frissons.

    Les paroles prophétiques de l'apôtre Paul retentissaient dans sa tête lorsqu'il pénétra dans le dôme Elon Musk. surtout celles qui accusaient les hommes des passions contre nature car comme tous les résidents de Blueseed, la sexualité était quelque chose de mystérieux et les reportages qu'il avait vu avec Euclide lors de son apprentissage l'avait profondément écœuré. Il gagna sa place, travée 27, place numéro 22 et fut obligé de se glisser devant ses compagnons de prière en prononçant les paroles rituelles. Il s'assit enfin en saluant discrètement ses deux voisins Jéroham et Ruth.

    Jéroham, son voisin de gauche, avait le type Cham, tandis que Ruth, à sa droite avait le type Sem tandis que lui-même était un descendant de Japhet.(1) Il s'émerveillait chaque matin de cette harmonie au sein du dôme de prière car cette alternance des descendants des fils de Noé qui se succédaient dans toutes les travées, étaient bien la preuve de l'harmonie divine.

     

    1. Après le Déluge, Noé devient l'ancêtre commun à l'ensemble de l'humanité. Et ses trois fils, Cham, Japhet et Sem, sont à l'origine de groupes ethniques : selon la tradition rabbinique, les descendants de Cham peuplent l'Afrique, ceux de Sem sont les Sémites qui peuplent l'Asie, ceux de Japhet l'Europe.


     

    La musique sacrée remplit le dôme au moment où la tornade passa sur Blueseed assombrissant la salle d'un seul coup. Les chants s'élevèrent des travées couvrant le rugissement de la tempête tandis que l'immense écran laissait voir les premières images en direct de la colonie martienne.

    Ils étaient nombreux à espérer être un jour appelés. Mars représentait pour tous les résidents ce que les pauvres diables avaient nommé l'Eldorado dans leurs recherches impies de ce métal jaune qui les avaient rendu fous. Il n'y avait pas d'océans sur Mars. C'était bien la preuve que Dieu avait voulu épargner cette planète. Pas d'océans avec ses profondeurs inquiétantes et ses êtres vivants issus de l'imagination diabolique du Prince des ténèbres. Eli priait chaque jour pour être appelé.

    Les premières mesures du poème symphonique (1) de Richard Strauss envahirent l'amphithéâtre et si Eli avait eu des cheveux ce qui n'était le cas d'aucun des résidents il les aurait senti se dresser sur sa tête tant cette musique le faisait vibrer. Le visage de Gwynne Shotwell (2) apparut sur l'écran géant avec un décalage temps d'environ 4mn, étant donné la position de Mars par rapport à la Terre. Elle prononça les paroles rituelles « Dieu soit avec vous ! » et tous les résidents répondirent en chœur « Et avec la colonie martienne ! »


     

    1. « Ainsi parlait Zarathoustra » du compositeur allemand Richard Strauss qui a vécu il y a plus de trois siècles. Ce poème symphonique a servi de bande sonore au film « 2001, L'Odyssée de L'Espace » d'un certain Stanley Kubrick oublié depuis longtemps.

    2. Gwynne Shotwell est née en 1963. Elle fut la directrice d'exploitation de l'entreprise Space X fondée par Elon Musk au début du vingt et unième siècle avec l'objectif de coloniser Mars. Elle est depuis deux siècles le chef spirituel de la colonie martienne.

     

     

     

    Un VV pas comme les autres

     

     

     

    Eli ne s'attendait vraiment pas à ça. Le début du séjour dans le système neural de l'homo sapiens fut pourtant paisible, trop paisible même. Des visions de collines verdoyantes noyées par le soleil et le crissement des insectes que sa compagne ne semblait pas apprécier outre mesure car elle disait souvent « encore ces sales cigales...», des promenades sur des plages de sable dans une fraîcheur insolite pour un H+ du vingt troisième siècle et beaucoup de temps passé à regarder le vieil homme taper sur son clavier pour écrire des histoires ou faire des commentaires souvent sarcastiques sur des forums ou des...comment appelaient-ils ça déjà ?...un réseau social en ligne.

    Eli ne fut guère surpris des horreurs qui s'y trouvaient. Il savait que le cortex dans lequel il s'était glissé était celui de quelqu'un qui ne croyait pas à la colère divine qui allait se déchaîner sur le monde. Mais ce ne fut pas ce qui le choqua le plus. Le bonhomme en question ne proférait pas de blasphèmes mais quelques-uns de ses interlocuteurs sur ce média qu'il appelait Facebook énonçaient de telles âneries qu'il en était honteux pour eux et il fut tenté d'intercéder auprès du Créateur pour qu'il leur montre le chemin de la Vérité. Les croyances les plus folles circulaient dans cette communauté ,virtuelle ; il fut stupéfait du nombre d'homo sapiens qui croyaient aux Nephilim (1). Il se remémora les affirmations du Livre sacré.

    (1) Nephilim signifie géant tombé du ciel. ( La Bible genèse 6.2.4 ) d'où la croyance fausse en des extraterrestres.

    « ... la Bible ne mentionne pas de visites par des extraterrestres. La Parole de Dieu révélée, enseigne que la vie ne peut exister que par un processus de création. Même s’il existait d’autres galaxies composées de planètes très semblables à la Terre, il n’en reste pas moins vrai que la vie qui s’y trouverait ne pourrait venir que du Créateur. Si Dieu avait créé la vie en dehors de la Terre et si des créatures extra-terrestres devaient nous rendre un jour une petite visite, Dieu ne nous aurait certainement pas laissés dans l’ignorance à ce sujet..» (1)

    Le troisième jour, il fit une étrange expérience. Lors de ces précédents voyages virtuels dans les réseaux neuronaux des cortex téléchargés, il n'avait jamais ressenti la moindre interaction entre ses propres pensées et les souvenirs du cortex qu'il explorait. Et là, il eut soudain l'impression d'entrer en communication avec l'individu qui avait possédé ce système neural. La première fois que cela se produisit, il était assis, ou plutôt l'individu dans lequel il s'était installé depuis trois jours, était assis dans un genre de fauteuil recouvert de tissu blanc. Eli observait ce que l'individu était en train de regarder en face de lui une fenêtre ouverte sur un jardin, un fond sonore fait de chant d'oiseaux, de bruit de moteurs dans le lointain et un léger sifflement dans les oreilles sans doute dû à une tension artérielle légèrement supérieure à la normale lorsqu'il eut l'impression que le système neural s'adressait mentalement à lui. « Alors Eli, qu'est-ce que tu penses de ça ? » crut-il discerner. Il en fut terriblement troublé et ne sut quoi répondre. Fallait-il répondre d'ailleurs ?

     

     

    1. « Nos Origines en Questions » chapitre 9 ( page 151 ) intitulé Les « fils de Dieu » et/ou les Nephilim étaient-ils des E.T. ?

       

    Tous ces sens étaient aux aguets après cette improbable interpellation. Il s'écoula plusieurs minutes sans qu'aucune voix ne lui parle à nouveau. Il en conclut qu'il avait dû avoir une hallucination auditive. Il n'était pas le seul résident de Blueseed à être affligé de ces troubles résultant de l'interaction passagère des nanomachines qui optimisaient leur fonctionnement cérébral.

    La vision qu'il avait de l'activité cérébrale de son hôte changea brusquement. Il se retrouva au volant à bord d'un véhicule sur roue à moteur thermique sur un long ruban d'asphalte que les homo sapiens appelaient autoroute. Son hôte manipulaient parfois des pédales avec ses pieds tout en tenant un volant qui manifestement remplaçait le guidage satellite des capsules de transport de Blueseed.

    Lors de ses deux précédents VV, il n'avait pas eu l'occasion de vivre cette expérience inconfortable. Lors de son treck au Népal, il avait ouvert les yeux directement sur le sentier montagneux bordé de massifs de rhododendrons. Tous les souvenirs du sherpa étaient liés à des expéditions vers les sommets de l'Himalaya, les sentiers escarpés, le froid, les douleurs thoraciques dues au manque d'oxygène. Lors de sa croisière sur le Rhin dans le cortex d'un riche allemand du début du vingt et unième siècle, il avait ouvert directement les yeux sur la salle de restaurant panoramique encombrée de mangeurs et de mangeuses au joues aussi rebondies et luisantes que les saucisses qu'ils ne cessaient d'engloutir en vidant d'énormes récipients de verre remplis d'un liquide ambré dont son hôte, un dénommé Otto, se délectait du matin au soir.

    Il essaya de se rassurer, malgré les véhicules lancés à grande vitesse sur les trois voies qu'il doublait ou qui les doublaient, en se disant que si son hôte était mort durant ce trajet, son cortex n'en aurait pas gardé le souvenir hormis le flash qui précède l'impact meurtrier. Les paysages défilèrent apparemment sans respecter la chronologie. Un vaste ensemble de voies uniques où les véhicules s'accumulaient en attendant que des barrières se lèvent. Il craignit un moment que le véhicule n'emboutisse l'obstacle mais la barrière se leva miraculeusement au dernier moment pendant qu'un bip résonnait dans l'habitacle. La preuve qu'à l'époque, les homo sapiens avaient commencé à développer une technologie qui les mèneraient enfin ceux qui survivraient aux œufs de transport guidés par satellite sur les plate-formes Blueseed.

    Sans transition, il fut emmené dans les souvenirs d'un encombrement monstrueux de véhicules aux abords d'une cité traversée par un fleuve Lyon Perrache bouchon de 7 km avait-il pu lire sur un panneau lumineux suspendu au dessus des voies. Un mauvais souvenir apparemment, vite évacué et remplacé par les images d'un autre portique que son hôte appelait Péage de Gy. S'ensuivaient des images d'un village blotti autour d'un clocher massif. Eli reconnut la Maison de Dieu et adressa une prière de reconnaissance au Créateur de toutes choses. Au début du vingt-et-unième siècle, les homo sapiens avaient donc encore la foi puisqu'il y avait des églises. Cette découverte le ravit et il eu hâte de participer à un office pour célébrer la grandeur de Dieu. Malheureusement, nul souvenir ne vint pour étayer cette communion avec le divin. L'église apparemment ne servait qu'à égrener les heures avec le tintement des cloches. Il se rappela qu'on lui avait téléchargé le cortex d'un incroyant. Sa déception fut de courte durée car déjà de nouvelles traces neurales s'imposaient. Le regard de son hôte se perdit dans les entrelacs des motifs floraux d'un tapis de soie accroché au mur en face de son fauteuil où il passait beaucoup de temps depuis le premier jour du téléchargement. Eli commençait à se dire qu'il aurait peut-être dû choisir un autre VV. Son hôte était souvent seul et semblait se complaire dans cette solitude. Les traces mnésiques dans lesquelles Eli se glissait étaient souvent floues et sans aucune logique. Il était obligé de s'avouer un peu déçu par ce VV.

    Son hôte cessa brusquement de fixer le tapis qui provenait d'un séjour en Turquie, un pays qui paierait Eli avait gardé en mémoire les images d'archives qu' Euclide, son robot d'apprentissage lui avait montrées dans quelques années un lourd tribu à la première guerre méditerranéenne, pour saisir un livre assez épais qui traînait à côté de son fauteuil. Son hôte l'ouvrit là où était resté un signet et commença à lire. Faute de trouver une autre trace mnésique qui aurait pu le distraire ou le renseigner sur la mentalité des homo sapiens avant la Grande Convulsion, Eli lut en même temps que son hôte. «...Ce Dieu Ah, un livre qui parle de Dieu se dit-il avant de continuer la lecture « dont le centre serait partout et la circonférence nulle part ne peut tout simplement plus être utilisé comme muraille morphologique contre l'extérieur. Grâce à ses rehauts spéculatifs, il est lui même devenu une puissance excentrante d'une extrême virulence ; Eli se sentit quelque peu désorienté par cette première phrase. Il pressentit cependant, à cause des mots barbares comme excentrance et virulence qui, s'il avait bien compris, étaient des attributs donnés à Dieu, un texte satanique issu de l'imagination dépravée de l'un de ces philosophes qui avaient contribué, par leur orgueil intellectuel, à abandonner une lecture littérale du Livre Sacré pour finalement plonger le monde dans la folie.

    Eli continua malgré tout à lire ce que son hôte lisait « ...Le fait de penser à lui, anéantit les petits droits locaux des âmes, qui s'appuient sur leur salut dans des chapelles domestiques...Celui qui médite ce Dieu se retrouve expulsé dans le démesuré, l'inconsistant l'extra-humain...Les abonnés à une théologie plus tranquille...ont du mal à comprendre le lien entre la mort de Dieu et l'infinitisme théologique, d'autant qu'ils s'en tiennent volontiers à l'illusion selon laquelle la désagrégation de la religion et la dissolution de la patrie, fruits de la modernisation, se sont abattues sur elle comme un malheur externe, injuste et involontaire. Ils ne comprennent pas que le le processus de la modernité trouve dans la théologie elle-même l'une de ses sources, car ce sont surtout les théologiens qui doivent répondre de l'infinitisme...» (1)

    Eli fut frappé de stupeur en commençant à comprendre ce que ce discours signifiait. Il n'avait pas été préparé à pareils propos. Sachant que son hôte était athée, il s'attendait à ce que celui-ci mène la vie dissolue des futurs damnés, comme le Livre Sacré le lui avait enseigné, pas à lire des analyses aussi subversives et cependant dépourvues de toute imprécation.

    Il se trouva englouti dans ces phrases extrêmement dérangeantes tandis que son hôte continuait sa lecture. L'auteur y parlait avec une assurance tranquille de la Religion comme d'un système immunitaire, un vaccin contre l'effroi. Eli n'aurait jamais pensé que de tels propos fussent possibles. Son système de valeurs se mit à vaciller sous ce tourbillon de concepts hautement sacrilèges. Il ferma les yeux pour tenter d'échapper à la puissance maléfique du discours et fut de nouveau déstabilisé par ce qu'il reconnut comme une nouvelle hallucination auditive « Voilà une analyse fine de la religion...Qu'en penses-tu Eli ?»

     

     

     

     

    1. Texte tiré de « Globes » de Peter Sloterdijk (page 489) éditions Pluriel

     

     

    Retour nauséeux

     

     

     

    Selon le satellite géostationnaire de la plate-forme Blueseed, la journée serait encore extrêmement pluvieuse. Le soleil matinal, grosse boule orange, émergeait à peine des montagnes qui bordaient la côte située à une dizaine de miles.

    La température de l'eau dans le golfe d'Alaska dans lequel ils croisaient depuis plusieurs semaines se maintenait aux alentours de 18 C° et les bancs de méduses signalés par le satellite continuaient à dériver vers le Japon.

    Seule ombre au tableau de cette journée qui s'annonçait paisible pour les cinq mille résidents, la détection par le satellite de fumerolles annonciatrices d'une éruption du Mount Redoubt (1) situé à cinquante miles au nord-est.

    Depuis deux cents ans, les volcans des Aléoutiennes, comme tous les volcans de la planète redoublaient d'activité, signe de la colère de Dieu selon les résidents. Eli quitta avec plaisir sa capsule de vie privée pour se rendre au Centre technico-religieux.

    Après s'être extrait de sa capsule de téléchargement, il était sorti hier du Dôme des Gâteries avec une sensation de malaise qui n'avait pas échappé au Régisseur. Cela lui ferait du bien de

    (1) Le mont Redoubt ou volcan Redoubt, en anglais Mount Redoubt, est un stratovolcan actif et le plus haut sommet de la chaîne aléoutienne ( 3000 m ) dans la péninsule d'Alaska. Il est situé dans les Chigmit Moutains (une sous-chaîne des aléoutiennes), à l'ouest du golfe de Cook à environ 180 kilomètres au sud-ouest d'Anchorage.

    retrouver sa place entre Jéroham et Ruth et se laisser porter par les paroles réconfortantes du Livre Sacré. L'épreuve avait été rude, très rude même. Les écrits sacrilèges de ce Sloterdijk, avec sa façon tranquille d'annoncer le pourquoi de la mort de Dieu l'avait profondément choqué si bien que dès son retour dans sa capsule de vie privée, il s'était précipité sur sa bibliothèque virtuelle pour entendre la Vérité. Le Livre sacré avait tourné en boucle toute la nuit et il avait fini par sombrer dans le sommeil au son des douces paroles ...Ils sont nombreux, les chefs de gouvernement et les responsables de l’éducation de nations jadis chrétiennes, que la Bible appellerait des « fous ». Ils se prennent pour des sages, mais en niant l’existence de Dieu ou en Lui barrant l’accès à leur propre vie, ils ont fait d’eux-mêmes des « fous ». C’est la pensée évolutionniste si bien répandue – celle qui dit que tout s’est fait par des processus naturels, que Dieu peut être jeté aux oubliettes – qui est la raison première de cet abandon de la foi en Dieu..

    Lorsqu'il sortit sur l'esplanade du dôme Elon Musk et qu'il aperçut le cruciforme de 30 mètres pulsant une lumière éblouissante transportant les messages encodés en direction du centre de la galaxie, il se sentit d'un coup libéré du poids qui l'oppressait depuis son retour. Il s'agenouilla un instant sur le parvis et rendit grâce à Dieu puis, avec le sourire béat de celui qui se sait protégé du chaos, il pénétra dans le Centre technico-religieux. Il se laissa emporter par le flot des résidents gagnant leur place dans la musique familière du poème symphonique de Richard Strauss. Il descendit, l'esprit apaisé, la travée 27, atteignit les places numérotés de 20 à 28, n'eut pas à déranger Jéroham qui n'était pas encore arrivé et s'installa à sa place avant de prononcer les paroles rituelles pour saluer Ruth, son voisin de droite.

    « Jéroham n'est pas encore là ? Il a bénéficié d'un VV ? demanda-t-il à voix basse à Ruth.

    Jéroham a été choisi !» répondit Ruth an faisant le geste du cruciforme. « Pendant ton VV...

    Rendons grâce à Dieu ! répondit Eli sans pouvoir s'empêcher d'éprouver une pointe de jalousie qu'il se promît de confesser à la prochaine séance de mindfulness.

    La lecture publique commença dans le ronronnement des mantras. L'officiant annonça « Aujourd'hui, nous relirons ensemble la Genèse chapitre 7...» Le silence se fit sous le dôme de prière et la voix de l'officiant gronda sous l'effet des puissants relais dispersés dans chaque travée.

    «... Noé avait six cents ans, lorsque le déluge d'eaux fut sur la terre. Et Noé entra dans l'arche avec ses fils, sa femme et les femmes de ses fils, pour échapper aux eaux du déluge. D'entre les animaux purs et les animaux qui ne sont pas purs, les oiseaux et tout ce qui se meut sur la terre, il entra dans l'arche auprès de Noé, deux à deux, un mâle et une femelle, comme Dieu l'avait ordonné à Noé. Sept jours après, les eaux du déluge furent sur la terre. L'an six cent de la vie de Noé, le second mois, le dix-septième jour du mois, en ce jour-là toutes les sources du grand abîme jaillirent, et les écluses des cieux s'ouvrirent. La pluie tomba sur la terre quarante jours et quarante nuits...

    L'office fut malheureusement écourté par le système d'alarme qui obligea tous les résidents affectés à la sécurité à rejoindre leur poste.

    Le Mount Redoubt était entré en éruption et les cendres volcaniques dérivaient vers Blueseed. Il allait falloir naviguer vers le Nord-Ouest en direction de l'océan arctique. Eli savait ce que cela signifiait. Les turbines immergées allaient brasser des tonnes de déchets sous marins et il faudrait certainement envoyer Poséidon pour nettoyer toute cette biomasse écœurante qui proliférait à proximité des champs pétroliers abandonnés depuis plus d'un siècle dans cet océan qui, d'après ce qu'Euclide lui avait enseigné, avait été, jusqu'au milieu du vingtième siècle recouvert de glace. Eli avait adoré les histoires d'exploration des pôles que son robot d'apprentissage lui lisait quand il était petit. L'océan arctique, cette fange noirâtre sur lequel Blueseed naviguait depuis plusieurs jours avait été, il y a deux siècles, une surface immaculée de glace étincelante où des ours blancs se déplaçaient à la recherche des phoques.

    C'est heureusement aujourd'hui sa séance de mindfulness. Il y aspire depuis son retour de VV tout en la redoutant un peu à cause des écrits subversifs de ce Sloterdijk qui, chaque nuit s'insinuent dans son sommeil. Eli se sent coupable. Osera-t-il confesser les mauvaises pensées qui l'ont assailli à la suite de ces divagations intellectuelles impies ? Il sait que s'il ne le fait pas, sa séance de mindfulness ne lui procurera aucun apaisement.

     

    l' élu

     

     

    Eli contempla le ciel rouge s'assombrir sur les crêtes bordant le bassin d'Hellas Planitia (1) en ayant encore du mal à réaliser ce qui lui était arrivé depuis sa dernière séance de mindfulness. Il était ressorti du Dôme des Gâteries avec l'étrange sensation de ne plus croire en Dieu. Un discours, qu'il aurait jugé diabolique quelques heures avant, s'était répandu dans son cerveau sans qu'il puisse le contrôler. Cela s'était propagé d'un coup dans sa tête après qu'il fut passé dans la bulle de réinitialisation et que sur l'écran de contrôle de ses fonctions cérébrales s'affichât le message tant espéré « élu ». Il aurait dû exulter et remercier le Créateur au lieu de quoi les pensées les plus perverses remplirent immédiatement sa tête. Il crut un instant à une défaillance de sa puce Wifi Tesla, toucha machinalement l'emplacement de celle-ci pour ne sentir que l'absence de son régulateur psychique avant de tomber dans un profond sommeil dont il n'émergea que dans la capsule ergonomique du vaisseau spatial en route pour la planète rouge.

    Durant le voyage d'un mois, les pensées les plus confuses le submergèrent avant de prendre la forme d'un nouveau système de croyances d'où le Créateur de toutes choses était totalement absent. Il aurait dû en être effrayé alors qu'il en éprouvait un jouissance fabuleuse. Au bout d'un temps indéfini, sa capsule de survie s'ouvrit comme la cinquantaine de capsules que contenait le vaisseau.

     

    1. Hellas Planitia est un cratère d'impact de la planète Mars. Situé dans l'hémisphère sud, il a une profondeur de 7ooo mètres et un diamètre de 700 km.

       

    Les têtes hagardes des autres élus émergèrent presque en même temps des sarcophages, s'observant durant quelques secondes avant de se décider à enjamber leur cocon. Les raclements de gorge et autres bruits corporels firent place à des jurons que seuls, ceux que les résidents de Blueseed appelaient les pauvres diables émettaient dans leur détresse sur cette Terre en proie à la colère divine. Les mêmes imprécations sortirent naturellement de la bouche d'Eli tandis que tous s'observaient avec une curiosité dénuée de toute civilité.

    Il fut stupéfait de constater que ses compagnons avaient tous des cheveux, que certains mêmes avaient les joues recouvertes de barbe, avant que son regard ne fut attiré par un compagnon dont les courbes le fascinaient au point de ressentir une étrange lourdeur au bas du ventre avant de constater, en baissant les yeux, que la tension qu'il ressentait provenait de son pénis en érection. Ses compagnons s'esclaffèrent bruyamment devant le spectacle incongru.

    Eli, comme tous les nouveau élus, était allé de découverte en découverte dans son nouvel environnement autant que dans le fonctionnement de son métabolisme désactivé. Lorsque les anciens annoncèrent aux nouveaux arrivants qu'il n'étaient pas des élus mais des exclus condamnés à creuser le sous-sol de la planète pour en extraire le précieux minerai (1) indispensable à la technologie des H+, l'incrédulité avant la colère se lurent sur les visages. On leur montra leur équipement de mineur et on leur signala que la quantité de nourriture était dépendante du volume de terre rare qu'ils ramenaient à la surface chaque jour,

     

     

    (1) Scandium, Yttrium, lanthane ( Terres rares ) dont l'extraction était devenue inaccessible sur la planète Terre du fait des perturbations géo-climatiques.

     

    « ...Et pas question de vous filer notre part de bouffe...si vous ne ramenez rien, vous ne bouffez rien! » annonça celui qui s'était présenté comme le chef des mineurs, un gars à la peau noire et à la musculature impressionnante, descendant visiblement de Cham.

    Les premiers jours, Eli et ses nouveaux compagnons d'extraction purent vérifier la menace proférée par le descendant de Cham. Ils mirent quelques jours à s'habituer au rythme de travail soutenu imposé par le détecteur de terre rare devant lequel ils devaient passer au sortir de la mine. Les premiers plateaux repas issus de la ferme hydroponique furent peu caloriques, seule l'eau extraite des profondeurs du sous-sol martien n'était pas rationnée. Ils ressentirent tous pour la première fois de leur vie la sensation déconcertante et fort désagréable de la faim.

    Eli avait pris l'habitude de manger et dormir avec celui qui l'avait tant émoustillé au sortir des capsules de survie dans le vaisseau spatial. L'individu en question qui se prénommait Natacha était comme lui, un descendant de Japhet ou plutôt une descendante car la désactivation de son néocortex avait fait apparaître tous les signes d'une féminité qui envoûtait littéralement Eli. Ils avaient exploré tous les deux, après quelques jours d'hésitation bien compréhensible du fait des traces mnésiques laissées par le néocortex Wifi Tesla, les plaisirs incomparables de la chair. Seul le rationnement auquel ils étaient soumis du fait de leurs maigres performances en matière d'extraction de terre rare freinait un peu leur enthousiasme sexuel.

    Les couples s'étaient rapidement formés au sein du nouveau contingent de mineurs comme pour mieux résister à l'âpreté de la vie martienne. Les massages réciproques pour soulager les musculatures endolories par une journée de travail constituaient pour Eli et Natacha qui gardaient le souvenir d'une vie antérieure totalement asexuée, une source d'étonnement et de plaisir chaque jour plus grand. Ils avaient aussi découvert le plaisir de mettre en question les certitudes que leur néocortex avait façonné dans leur vie d'avant sur Blueseed. Ils s'amusaient beaucoup à échafauder ensemble les hypothèses les plus audacieuses sur leurs croyances d'antan, allant jusqu'à imaginer que les grands anciens, ceux qui avaient commencé leur vie sur Terre avant de s'enfermer au cœur de Blueseed, leur avaient menti en leur faisant croire que Mars était la nouvelle Terre réservée aux élus.

    Les tabous tombaient les uns après les autres dans la communauté des nouveaux mineurs. La colère, compensée par la jouissance ressentie collectivement à profaner les rituels sacrés, soudait le clan autour des cérémonies parodiques où les participants braillaient les paroles sacrées apprises sur Blueseed en buvant le liquide ambré qu'ils appelaient Bière de Mars issu d'un alambic bricolé par les anciens de la colonie. Alors qu'un disque rougeâtre disparaissait derrière les flancs d'Hellas Planitia, les beuglées avinées envahissaient le réfectoire. Natacha vint se plaquer dans le dos d' Eli. « À quoi tu penses Eli ? lui demanda-t-elle en entourant ses bras autour de sa taille.

    Je ne t'ai jamais raconté mon dernier VV ? dit-il en continuant à regarder le désert martien où les tourbillons de poussière ocre filaient à travers la plaine d'impact.

    Non, raconte ! Répondit-elle.

    J'avais choisi une semaine dans la tête d'un européen ordinaire avant la Grande Convulsion. Au début, je me suis un peu ennuyé car l'activité cérébrale du gars était consacrée à la lecture et à l'écriture et hormis quelques balades autour d'une Méditerranée encore bleue, il ne se passait pas grand chose. Et puis un jour...Quand j'y repense...

    Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

    Il lisait un bouquin à la couverture bleue, Le Palais de Cristal ça s'appelait et comme son attention était entièrement monopolisée par ce qu'il lisait, je ne pouvais rien faire d'autre que lire avec lui. Et là, j'ai lu des phrases d'une incroyable audace, pas des imprécations comme ça ! » dit-il en tendant la main vers les mineurs qui était en train de gueuler une chanson où se mêlait les références bibliques ...Puis on vit dans le ciel de Mars sept vaisseaux, qui ramenaient des nouveaux poivrots, à la mine, à la mine, vous découvrirez la colère de Dieu...

    Des paroles un peu compliquées mais qui démontraient la fausseté des croyances religieuses. Ça m'a terriblement choqué, poursuivit-il, « surtout que j'ai eu comme une hallucination, comme si le cortex de mon hôte dialoguait avec moi. Et le pire, c'est que les écrits sont encore gravés dans ma mémoire...Je me demande d'ailleurs si ce n'est pas ça qu'ils ont détecté lors de ma dernière séance de mindfulness....»

    Elle se blottit dans se bras en disant « N'y pense plus...»

     

     

    Apocalypse 8.5
     
    Dans la salle de contrôle du dôme, un homme d'un âge vénérable, engoncé dans l'exosquelette blanc orné des lettres bleues de la compagnie Space X contemplait, l'air incrédule, les images retransmises par les satellites affectés à Blueseed.
    Un zoom sur l'énorme panache de fumée qui montait des plaines désolées de Sibérie lui montra les ruines fumantes de ce qui avait été Babel Tower, (1) le prolongement neuro-architectural de son vieux complice Ray, 7000 mètres de haut. 1600 étages, construit en l'an 2320 de l'ère chrétienne sur le territoire de l'ancienne Europe. Le cerveau connecté du vieil homme fourmillait de pensées profondes sur le sens de la vie.
    Tout ça, c'est de la faute de ce vieux Mark, dit-il à haute voix au moment où l'hologramme de son vieux complice se matérialisait dans la pièce.
    Tu parlais de moi Elon ?
    Arrête de m'espionner Mark, tu sais que ça m'énerve.
    Je n'y peux rien vieux fou, tu penses tellement fort que je ne m'entends plus.
    Tu as vu ce qui est arrivé à Ray ?
    Ouais, parti en fumée...
    C'est tout ce que ça te fait ?
    Mark, tu ne vas pas me faire croire que ton néocortex réagit encore aux émotions ? Ray n'a pas été raisonnable. Tu te souviens de ce qu'il avait prédit pour 2045 – Arrivée de la singularité technologique. La Terre se transformera en ordinateur gigantesque.
    2099 – Le processus de singularité technologique s’étend sur tout l’Univers.
     
    (1) voir « Bulle dingue » de Marcel Dehem

    Il a presque réussi...mais à la fin, il ne tournait pas rond...il se prenait pour dieu...Souviens-toi de notre dernière conversation. Tu en fais une tête Elon ! c'est à cause de ce putain d'astéroïde ?

    Tu t'en fous toi ? La planète va être percutée par un astéroïde de dix kilomètres, tout va être détruit, ta plate-forme, la mienne...

    Tu décolles quand ?

    Demain et toi ?

    Moi, dans une heure, direction la station Facebook 2. On en aura bien profité quand-même.

     

     

     

    FIN ( provisoire )

    Partager cet article
    Repost0
    Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
    Commenter cet article
    D
    Merci, Dan ! Tu écris plus que je ne lis ... mais j'essayerai de le lire la prochaine fois que je prendrai le train ... En tout cas, et même avant de l'avoir lu, BRAVO ! Et bisous !<br /> La Bourbonnaise !
    Répondre